Atelier Tuffery : inventer un nouveau modèle d’entreprise
Billet du futur #114 : Les compétences, au cœur de la manufacture de demain
Bienvenue dans cette nouvelle édition du billet du futur ! Ça fait maintenant 5 ans que j’explore les meilleures pratiques du Futur du Travail, et cette newsletter est le meilleur moyen de découvrir mes apprentissages en avant-première.
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Bonne lecture,
Sam
Un peu de contexte
Avec Julien, on se connaît depuis 2-3 ans. On s’est rencontrés à Montpellier, lors d’une projection de Why do we even work? organisée par l’ANDRH locale (merci Saber !). Et une rencontre comme celle-ci, ça marque, alors on reste en contact.
En mars dernier, je l’invite à prendre la parole à la WIP Expedition Night, avec une carte blanche de 15’ pour nous partager sa vision de l’engagement, du management, de l’entreprise.
Et sans surprise, il captive la salle, il est ovationné par les 600 personnes présentes.
Sur scène et en off, il me répète qu’on ne comprend pas totalement son message tant qu’on n’est pas venu sur place à la manufacture, tant qu’on n’a pas parlé avec les différents membres d’Atelier Tuffery, qu’on ne les a pas vu au travail.
Alors quand je lance ce documentaire sur un sujet pour réhabiliter l’entreprise, à la croisée entre les compétences, la transmission, les transformations, la transition verte et la démographie, je pense évidemment à lui.
L’aventure a commencé à Marseille, la veille on a tourné avec Vaughn Tan, je vous raconterai tout ça dans une prochaine édition, c’est certainement l’une des interviews les plus brillantes que j’ai eu le plaisir de mener. Et après 3h de route au milieu de la nuit, nous voilà dans les Cévennes à Florac.
On a passé deux journées sur place pour vraiment prendre le temps de comprendre la singularité du modèle et interviewer une demi-douzaine de personnes : Julien et Myriam, les co-gérants, la quatrième génération de cette entreprise familiale. Jean-Jacques Tuffery (dit JJ, le papa de Julien) et 4 salariées aux parcours bien différents : Audrey, Véronique (la star de LinkedIn), Françoise et Clémentine.
Je retiens beaucoup de bonnes pratiques, en attendant de découvrir tout ça sur grand écran, voici celles qui me restent particulièrement en tête.
Un bon environnement de travail n’est pas réservé aux cols blancs
Pourquoi seuls les cols blancs profiteraient d’un bon environnement de travail ? Une machine à coudre ne prend pas plus de place qu’un ordinateur sur un bureau, alors autant créer une manufacture dans laquelle on se sent à l’aise pour travailler. Les espaces de travail sont agréables, en dehors du bruit la manufacture ressemble aux bureaux de n’importe quelle start-up à Paris, sauf que les vitres ne donnent pas sur les boulevards mais sur les forêts cévenoles environnantes, bien loin du cadre qu’on imagine quand on pense à une ligne de production.
Tous les matins, l’équipe se retrouve juste avant de lancer la journée pour un échauffement musculaire qui est aussi l’occasion de passer un bon moment tous ensemble.
Et à 10h tout s’arrête, et on se retrouve de nouveau pour la pause café !
Bon tout ça, ça paraît être la base, mais c’est déjà intéressant de le rappeler car c’est loin d’être le cas dans toutes les entreprises.
Et puis la vraie bonne pratique ne tient pas à grand-chose, mais elle en dit long : une grande vitre sépare l’atelier où sont confectionnés les vêtements, de la boutique où se bousculent les clients. Et c’est génial :
Côté client, on comprend comment les jeans sont faits, on comprend qui on rémunère (80% du prix d’un jean c’est la main d'œuvre), et la démarche d’achat est bien plus consciente que si c’était un article de plus dans un panier virtuel.
Côté production, on voit directement l’impact de son travail sur l’entreprise, sur les clients, on sait pour qui on fabrique, et c’est un puissant levier de motivation. Toutes l’ont témoigné !
Atelier Tuffery c’est une transparence totale, n’importe qui peut passer la porte de l’atelier, visiter et se balader au milieu des machines, comprendre comment concrètement sont fabriqués les jeans, d’où viennent les matières premières, quelles sont les étapes et comment se décompose le coût d’un produit.
Les compétences - le nerf de la guerre
C’est certainement le sujet central que je retiens de cette rencontre.
Plutôt que de former chaque salarié à maîtriser seulement quelques gestes et machines, et ne savoir produire qu’une partie du produit fini, chaque personne est formée à maîtriser l’ensemble des machines et acquiert toutes les compétences nécessaires pour créer les différents vêtements.
D’un point de vue économique, ça semble aller à l'encontre de toute l’histoire de l’industrialisation où chaque personne se spécialise dans une tâche bien précise, qu’elle répète à la chaîne, 8 heures par jour, ce qui permet d’améliorer les rendements.
Sauf que c’est un mode de production abrutissant, déshumanisant tout droit sorti des Temps Modernes de Chaplin.
Atelier Tuffery a complètement repensé la chaîne de production avec cette polyvalence des compétences et des postes. Chaque salariée se lève et change de machine toutes les 5 à 20 minutes, ce qui permet de rendre les tâches plus intéressantes car elles sont variées, de moins s'abîmer le corps car on reste en mouvement et on n’effectue pas les mêmes gestes à longueur de journée.
Autre bénéfice : Cela permet une bien meilleure flexibilité ! Si quelqu’un est absent pour X raison, n’importe qui peut prendre sa place et la personne ne met pas en péril la chaîne de production. Atelier Tuffery peut donc offrir de la souplesse sur le temps de travail en pleine journée pour des motifs personnels.
JJ nous a partagé une belle punchline “quand je recrute, moins la personne en sait sur la couture, mieux c’est”.
Il y a 10 ans, il était le seul en France à confectionner des jeans de cette façon artisanale, le reste de la production avait été délocalisé. Quand Myriam et Julien ont repris l’entreprise familiale, il s’est mis à transmettre tout son savoir-faire si particulier, et aujourd’hui à 79 ans, il continue à venir plusieurs fois par semaine, par plaisir. Il montre certains gestes, répond à des questions, il donne son avis, et il nous a confié que c’est ça qui l’amusait et le rendait fier au quotidien.
Pour lui, n’importe qui peut apprendre n’importe quoi à n’importe quel âge, il faut simplement de l’envie, de la curiosité et du temps. Et ça, l’ensemble des salariés semblent en avoir à revendre ! On a par exemple interviewé Audrey, quand elle est arrivée, elle ne connaissait rien à la couture, elle n’avait aucune formation, elle a tout appris de ses collègues et aujourd’hui elle est responsable d’atelier.
Ils étaient plusieurs à avoir +50 ans et à témoigner qu’ils avaient envie d’apprendre et envie de transmettre, envie de contribuer à ce que ce savoir-faire perdure et faire de nouvelles choses. Je pense notamment à Véronique, qui a plus de 40 ans d’expérience dans la production textile mais qui s’ennuyait dans sa précédente expérience : pas le temps de transmettre, un environnement désagréable, pas de reconnaissance…
Elle semblait rayonner dans l’atelier avec son sourire et ses yeux perçants et nous confiait que c’était inespéré de pouvoir finir sa carrière dans ces conditions.
J’ai envie de retenir que même dans des métiers techniques, dans le monde de demain, on aura besoin de spécialistes et de généralistes, et qu’on peut-être les deux à la fois, pour peu qu’on le veuille réellement.
Et je rejoins complètement l’idée qu’on peut tout apprendre à n’importe quel âge, c’est l’envie qui est le moteur. Et dans un monde où nous vivrons plus âgés, où nous travaillerons plus longtemps, nous aurons certainement des phases de transition plus nombreuses, où nous apprendrons à faire différemment notre métier, ou bien nous en apprendrons un autre.
Il n’est jamais trop tard pour apprendre.
140€ pour un jean, trop cher ?
Alors il y a la réponse de JJ que j’aime beaucoup car elle est vraie et piquante.
“à 140€ y’a des gens qui l’achètent pas, si on l’avait fait à 30€ il y aurait aussi des gens qui l'achèteraient pas, autant le vendre à un prix qui nous permet d’exister.”
Et puis il y a celle de Julien qui se révèlera peut-être vraie un jour et qui est tout aussi piquante aujourd’hui.
Pour Julien, le prix est cher en euros par rapport à ce qui sort de la fast fashion avec des jeans à -30€. Mais il est infiniment moins cher si on tient compte de l’impact de ce jean en coût carbone. Dans un monde où on tient compte des émissions de gaz à effet de serre de nos produits, le jean confectionné dans les Cévennes avec des matières premières qui viennent toutes de la région, revient bien moins cher côté impact.
Et le pari de Julien, c’est qu’à long terme, on prenne en compte ce genre de critères dans l’achat d’un jean, pas uniquement le prix en euro.
C’est d’ailleurs un des sujets qui m’a bluffé en parlant avec Julien, il part du principe qu’il n’est qu’un passeur. Il est la quatrième génération à la tête de la manufacture, peut-être qu’il y en aura 10 autres après lui, en tout cas on le jugera dans 30 ans, quand il rendra les clés de l’entreprise, pas dans 6 mois. Et je trouve ça assez dingue d’arriver à se projeter sur le temps long.
Croître ou ne pas croître ?
Alors vous nous imaginez, emballés à fond par le discours de chacun, fan du modèle, et comment ne pas l’être ? Et puis on finit par se dire, OK là vous êtes 40, ça fonctionne bien, mais est-ce que ça fonctionnerait aussi bien si vous étiez 100, 1000, 10.000 ? Quelles leçons en tirer pour des organisations plus grandes ? Quelle place pour la croissance dans ce modèle de production ?
Pour Julien, Atelier Tuffery n’a pas encore atteint la taille critique au-delà de laquelle le modèle ne fonctionne plus, mais il sait bien qu’il ne développera pas la manufacture de cette façon avec des centaines de personnes. Mais il ne refuse pas la croissance pour autant, la suite réside plutôt dans le fait de dupliquer ce qui a été fait en 8 ans avec beaucoup plus de vélocité, ailleurs. La croissance du modèle c’est la réplication sur plusieurs cellules. D’où l’importance d’avoir des process clairs qui permettent de poursuivre l’aventure différemment.
Julien avait raison, ce n’est que quand on est sur place, qu’on comprend à quel point l’engagement est sincère, réfléchi, et n’a rien de cosmétique. Évidemment il sert le marketing de l’entreprise, mais ce n’est pas la raison pour laquelle ils ont créé ce modèle. Mais ça, il faut aller à Florac pour le comprendre.
Si vous cherchez de l’inspiration, de l’espoir, de l’énergie, arrêtez-vous à la Manufacture. Atelier Tuffery c’est la preuve qu’on peut réhabiliter l’entreprise comme le lieu dans lequel on s’engage et qu’avec un peu de bonne volonté, on peut réinventer des modèles durables.
En sortant du Parc National des Cévennes, et en filant vers Montpellier, il nous restait une dernière étape avant de rentrer à la maison ! Nous nous sommes arrêtés à la Cité de l’Economie et des Métiers de Demain, un de nos partenaires sur ce documentaire. Il s’agit d’un outil assez dingue, lancé par la région Occitanie dédié à la prospective, l’expérimentation et l’innovation. Et justement Atelier Tuffery était une des entreprises étudiée dans leur premier cahier d’expérimentation. Je serai de retour en novembre et en février sur place pour vous en dire plus sur ce qu’il se trame là bas.
D’ici-là, on a d’autres aventures à vivre pour ce documentaire.
News 🔥
La prochaine étape du documentaire est déjà cette semaine, je pars tout à l’heure pour Montréal.
Initialement, je me rends sur place pour intervenir lors du Congrès RH, +1200 DRH Canadiens rassemblés auprès de qui nous allons diffuser des bouts de AI at Work et animer un débat sur le sujet, j’ai hâte !
Et quand j’ai vu la programmation de ces deux journées, j’ai sauté sur l’occasion pour interviewer une des speakers. RDV dans la prochaine édition pour la découvrir.
Entre deux, j’ai eu le plaisir d’animer une projection de Why do we even work? auprès de 400 étudiants de Rennes, et c’est génial de parler si tôt de leviers de motivation, de ne pas attendre d’être en poste pour se poser les bonnes questions.
Je me suis livré à un exercice très sympa, le billet d’humeur ! Invité par mes amis de Lucca pour conclure la soirée, j’ai essayé de rassembler en 5’ mes pensées sur nos comportements plein de contradictions, et parfois d’hypocrisie au travail. Et j’ai vraiment passé une très bonne soirée !
C’est dans ces moments que je mesure la chance que j’ai d’être entouré dans tous ces projets de partenaires qui soutiennent ces explorations et que j’ai plaisir à retrouver tout au long de l’année !
Merci aux teams Forvis Mazars | Lucca | Neobrain | EDF| Actual Group | 2050NOW La Maison et la Cité de l’économie et des Métiers de Demain
Les projections des deux prochaines semaines me mènent à Lille, Lyon et Paris, j’ai hâte de partager ces moments ! SI vous souhaitez organiser une intervention ou une projection, tout se passe par ici.
Tes cadeaux pour te remercier de partager le Billet du futur
Pour rappel, si tu recommandes le Billet du futur à d’autres personnes, je t’offre des cadeaux !
1 recommandation : Je t’envoie un épisode de podcast privé de 15’ dans lequel je te partage quelques convictions sur le travail.
10 recommandations : Je t’invite à l’avant-première de mon prochain documentaire
25 recommandations : On s’appelle 30’ pour parler de ce que tu veux !
Il te suffit de cliquer sur le bouton ci-dessous pour obtenir ton lien personnalisé.
Corner WIP
Vous n’avez pas eu votre dose de Work in Progress ? Passons une heure de plus ensemble. 🤗
Visionnez mon premier documentaire, Work in Progress (2021)
Visionnez mon deuxième documentaire, Why do we even work? (2022)
Visionnez mon troisième documentaire, Time to Work (2023)
Visionnez mon quatrième documentaire, AI at Work: who runs the office? (2024)
Lisez la Bande Dessinée Et si on travaillait autrement ? (2022) et sa grande sœur "Mais pourquoi j’irais travailler ?” (2023)
Et surtout écrivez-moi vos retours, ils sont précieux pour la préparation des prochains projets.
Bonne journée ! 🌞
J’adore cette entreprise que je suis avec sa newsletter. Tellement heureux de leur performance. Un jour je m’arrêterai à la manufacture 🤩
Bravo Julien,tu es un super manager.
Les Floracois et les cévenols sont fiers de toi.